Carte blanche

Carte blanche à Elisa Moris Vai

 « Récit national », y a-t-il un sujet qui suscite autant de prises de position, de débats et provoque autant de réactions passionnées et d’importance que celui- là aujourd’hui , si l’on fait évidemment abstraction de la crise sanitaire et des élections américaines.
Le sujet est encore plus sensible  quand il est abordé par le biais de l’esclavage qui suscite là aussi tant de débats.
Elisa Moris Vai s’est intéressée avec sérénité et recul aux  héritages de l’esclavage au sein de l’hexagone.  L’artiste, interpellée par des portraits représentant les familles d’armateurs et d’industriels enrichis grâce à la traite et l’esclavage, a donné la parole à de jeunes descendants de personnes esclaves. Contactés grâce à une petite annonce, elle leur a demandé, afin de créer des diptyques, de poser dans le style des tableaux du 18 è siècle, et tels qu’ils sont aujourd’hui, ainsi que de s’exprimer dans des vidéos. L’œuvre interroge la légitimité des richesses déployées sur les peintures du 18è, et nous projette dans la réalité contemporaine des jeunes participants.
Le procédé choisi par l’artiste permet de poser les choses avec une certaine distance, loin de toute émotion et d’instaurer un dialogue sans manichéisme.
Cette vision douce et esthétique a donné envie à l’image par l’image de vous faire partager les images et les tranches de vie qui les accompagnent avec des images, des extraits d’entretiens et des questions à l’artiste sur sa pratique.

Elisa Moris Vai a répondu aux questions de l’image par l’image

Quand (et comment) avez-vous commencé la photographie ?
J’ai commencé la photographie grâce à mon grand-père. La photographie me démangeait depuis quelque temps déjà lorsqu’adolescente, il m’a donné son appareil et s’en est racheté un autre. Mon lycée disposait d’un labo où j’ai fait mes premiers développements et tirages. Car il s’agit d’argentique..

Qu’est ce qui vous anime?
Ce qui m’anime ce sont des problématiques sociétales, une réflexion sur notre société, que j’ai envie de transcrire dans des projets artistiques.  J’ai également une pratique plus quotidienne qui est peut être moins réflexive, mûe par la beauté, les émotions ressenties, tout simplement.

Comment choisissez-vous vos thèmes photographiques?
J’ai l’impression que les thèmes viennent à moi, et que je ne les choisis pas vraiment ! Au fil de mes lectures, écoutes, rencontres, des fils rouges surgissent, une idée peu à peu se dessine. Je l’approfondis ensuite par des recherches.

Pouvez-vous nous éclairer sur votre processus de création et leur réalisation ?
Une fois mon sujet en place, je commence par une phase approfondie de documentation. Cela passe par la fréquentation des œuvres d’autres artistes sur des sujets similaires, la recherche historique, la lecture.. J’envisage également l’esthétique du projet, je réalise des images tests que j’utilise pour affiner mon propos visuel afin d’arriver à un ensemble cohérent et capable d’interpeller le spectateur.
Dès le début du travail, j’envisage l’œuvre dans l’espace. En fin de processus de création, je choisis le papier sur lequel je vais tirer, en argentique ou en numérique. Pour moi l’œuvre s’envisage jusqu’à l’exposition, à l’édition.

Quelle vision avez-vous des marques aujourd’hui et de leur relation avec la photographie ?
La photographie est plus que jamais au cœur des campagnes des marques, qui ont su intégrer les différentes pratiques contemporaines. J’envisage la collaboration avec les marques comme un challenge passionnant, la chance de relier sa pratique à une ligne artistique forte et à des propositions qui sont l’occasion de se dépasser.

Sur quoi travaillez – vous en ce moment ?
Je travaille à faire connaître mon dernier projet, « Récit National », qui aborde les héritages de l’esclavage au sein de l’hexagone en donnant la parole à de jeunes hommes et femmes descendants de personnes esclaves. Je suis également en phase de recherches pour mon prochain projet.. mais chut !


©Florian du Pasquier

Elisa Moris Vai est une jeune photographe française née en 1988.
Après un Master en Arts du spectacle à l’Université Libre de Bruxelles, elle se perfectionne en photographie. Articulant son travail autour des questions de représentation, d’Histoire et de mémoire, elle fait s’entrecroiser l’individuel au collectif, l’ancien au moderne, pour mieux interroger le regard que l’on pose sur le monde. Sa démarche prend appui sur des recherches approfondies et s’inscrit à la frontière du documentaire et de la fiction.
Son travail s’exprime plastiquement via une grande variété de mediums.

Elle est récompensée pour ce Récit National par le Prix du jury, Photo Oxford Open Call 2020 (jury : Taous R. Dahmani, Dr Lena Frisch, Sian Davey..) –

Elle a participé à plusieurs expositions collectives en Angleterre (Oxford Photo Open Call, Ovada Gallery, Open20 Solo shortlist, Photofringe festival, Brighton, Angleterre, 3/10- 31/10/2020), aux Pays Bas (Futurama, Noorderlicht Festival, Museumpark Landgoed Oranjewoud, Heerenveen)  et en France, sous l’égide du Centre Photographique d’Ile de France,  Les Passerelles, Pontault Combault, France) en 2020

Publications
Atlas des bords, dir. Florent Meng, Centre Photographique d’Île de France, 2020

Extraits des Prises de paroles

Christelle

«Qu’est ce qu’être descendant d’esclave aujourd’hui ? C’est tout d’abord une grande fierté. C’est à travers notre histoire toujours se surpasser et persévérer face aux obstacles ; c’est d’inculquer aux générations à venir des valeurs solides et leur apprendre le vivre ensemble sans distinction de couleur de peau, d’origine ou de religion. C’est avant tout de montrer aux yeux de tous que nous sommes des descendants d’esclaves certes, mais que nous sommes bien plus que ça, nous sommes des êtres humains tous plus talentueux les uns que les autres, et qui souhaitent continuer à vivre dans le respect de chacun, tout en honorant ceux qui se sont battus pour que nous soyons ensemble aujourd’hui». Christelle (portrait de Une)

Jerôme

«L’esclavage trouve sa source dans l’asservissement et l’exploitation d’autrui, afin de satisfaire ses propres intérêts. Ceux qui subissent l’esclavage subissent souvent un déracinement et une perte d’identité (..) Les années ont passé, beaucoup de choses ont changé, mais il est je pense important que les descendants sachent et aient conscience de ce qui s’est passé, non pas pour se venger, mais pour se soigner, et faire en sorte que de tels événements ne se reproduisent pas. L’esclavage s’inscrit dans un engrenage assez vicieux qui vient nourrir le racisme, le fléau des temps modernes. Autrefois on luttait pour l’abolition de l’esclavage ; aujourd’hui, le défi concerne l’égalité au niveau des droits, mais surtout au niveau de la considération. On sent que c’est devenu le nouveau fléau, un véritable problème de société(..) S’exprimer à travers l’art, la musique, la littérature, mais également via le rassemblement et les réseaux sociaux, qui sont aujourd’hui devenus une véritable vitrine pour partager, s’exprimer, s’informer, sont tant d’initiatives qui chaque jour nous permettent d’avancer et de faire évoluer les choses».  Jérôme

 

Léa

« C’est pour moi très important de parler aujourd’hui, de m’affirmer aujourd’hui, d’accepter qui je suis. Je sais que c’est très dur de s’affirmer, de trouver qui on est quand on a plu-sieurs origines. Peut être pendant un temps on va renier une origine, enfin pour ma part ça à été comme ça j’ai renié une origine, et maintenant je suis là et je me dis que non, c’est Moi, c’est mon identité, j’ai deux origines, je dois les accepter, je dois les honorer, comme on peut dire, pour suivre et grandir en toute bonne humeur, toutes bonnes ondes». Léa

 

Lorenza

« Je suis descendante d’esclave. Oui, cette phrase peut surprendre venant d’une personne comme moi, à la peau blanche, aux yeux clairs, et vous devez sûrement vous dire que j’ai eu de la chance sur ce point, car je n’ai jamais été victime de racisme ou d’injustice comme ont pu l’être mes frères à la peau noire.  Mais les cicatrices de ce passé colonial sont tout de même bien ancrées en moi.
Petite, on me disait que je ressemblais beaucoup à une française, et que je ne venais pas de La Réunion.  Aujourd’hui à 20 ans, étudiante en Paris on me dit que je ne suis pas assez blanche pour être vue comme une française… J’ai longtemps essayé de comprendre, de me chercher, de trouver qui j’étais ; et cette identité, c’est à travers mes racines que je l’ai trouvée.
Mes ancêtres m’ont laissé une des choses les plus précieuses à mes yeux, le Maloya. Le Maloya musique des esclaves (…) Mon identité, c’est à travers la langue et à travers cette musique traditionnelle, que j’ai réussi à la trouver.
Et aujourd’hui je reprends avec joie les mots de Danyèl Waro pour vous dire :  « Je ne suis pas blanche, je ne suis pas noire, je suis de la nation des franbatards ». Lorenza

L’image par l’image a découvert le travail de l’artiste lors d’un « Tête à Tête » organisé  par Les Filles de la Photo , premier réseau professionnel féminin  de l’écosystème de la photographie.

 

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