Tiphaine Populu de La Forge a photographié des légumes sur des journaux pour raconter notre rapport au monde pendant la crise sanitaire et plus particulièrement l’expérience du confinement de 2020.
Cette série Et la pluie s’arrête au seuil, montre ainsi des carottes, des épinards, des navets et tant d’autres légumes, qui étaient pour elle une sorte de dernier lien avec l’extérieur auquel on ne pouvait plus vraiment accéder. Elle a posé des légumes, muets, prosaïques, sur des journaux au contraire bavards et savants pour créer des zones de silence, transformer ce végétal en architecture pour créer des murs où s’abriter du monde, des refuges d’où observer le chaos ambiant. Ces cabanes lui rappellent celles dans lesquelles elle se consolait enfant avant d’en construire pour les animaux blessés.
Les actualités quotidiennes – les soignants, la culture, l’Inde, les tensions transfrontalières, Trump, l’École – sont devenues le support de fond, le paysage historique de ses constructions. Elle a cherché la porosité entre les genres de la photographie.
L’artiste, rencontrée lors d’un Tête- à -Tête des Filles de la Photo, s’intéresse aux mécanismes psychologiques et cognitifs à l’œuvre face aux situations de crises (personnelle, sociale, environnementale). La photographie lui permet de transfigurer le réel pour rendre le monde plus habitable. Avec des éléments de notre quotidien, de ceux qui relèveraient normalement de la nature morte, les légumes, le journal, le café, elle a voulu créer des paysages intérieurs, ramener un peu de poésie dans un quotidien qui lui est difficilement supportable. « Mes cabanes symboliques sont précaires, fragiles, éphémères, tantôt repliées sur elles-mêmes, tantôt ouvertes sur l’extérieur, parfois sur la défensive. Elles aussi elles luttent pour tenir bon. Oui, comme nous. »
L’image par l’image vous invite à vous réfugier dans ces cabanes et à regarder le monde différemment.
Tiphaine Populu de La Forge a répondu aux questions de l’image par l’image
Quand (et comment) avez-vous commencé la photographie ?
Fille et petite-fille de photographes, l’image m’accompagne depuis toujours. Parce qu’enfant, je craignais de casser le matériel argentique et qu’être « sur la photo » me terrifiait, la photographie est pourtant longtemps restée la part des hommes de ma famille, une présence aussi familière qu’étrangère. Adolescente, je lui ai préféré le dessin et l’écriture. À 23 ans, j’ai fait mes premières photographies pour rétablir le lien avec mon grand-père malade. Puis pour que l’appareil photographique le plus ancien de sa collection, une chambre d’atelier, ne soit pas vendu après sa mort. C’est en autodidacte que je suis venue à la photographie en 2015, en commençant par le collodion humide sur verre. Ma pratique s’est bientôt étendue à l’argentique. Depuis, des rencontres déterminantes ponctuent mon parcours.
Qu’est-ce qui vous anime, pourquoi la photographie ?
Elle est ce que j’ai trouvé de plus efficace pour canaliser mes émotions, mettre de l’ordre dans le flot continu de mes pensées, donner une existence concrète à mes idées, transformer ce que je vois et ce que je ressens pour rendre le monde moins douloureux. Ici, je me sens là où je dois être, et ma photographie me donne une chance incroyable, celle de rencontrer de belles personnes. Ce qui m’anime, c’est le plaisir de la construction. Ficeler des idées pour qu’elles se tiennent et fassent sens. Trouver, grâce à un boitier, une optique, une surface sensible et un support final comment les traduire au plus juste. Le meilleur reste le moment du partage, quand l’œuvre continue de se construire grâce au regard des spectateurs.
Pourquoi cette série Et la pluie s’arrête au seuil ?
J’ai réalisé cette série pendant la masterclass pilotée par Sylvie HUGUES, FLORE et Adrian CLARET et élaboré ce travail de mars à novembre 2020. Sur fond de crise sanitaire, j’ai composé avec les contraintes matérielles, temporelles, spatiales sans jamais sentir mon imaginaire bridé. Ce travail a été chaleureusement accueilli et soutenu tout au long des 8 mois de travail. Et la pluie s’arrête au seuil était un peu mon incantation pour résister au flot de mauvaises nouvelles sur l’état du monde en temps de crise sanitaire. Je me suis souvenue qu’enfant, pour affronter les moments difficiles, je construisais des refuges. Alors, j’ai façonné des cabanes, symboliques, pour rendre le monde plus habitable. Des radeaux précaires, faits de choses essentielles, de morceaux de nature utiles à la vie, pour traverser la tempête.
Pouvez-vous nous éclairer sur votre processus de création et sa réalisation ?
Pour cette série, l’idée est venue avant la première photographie. Elle a pris corps suite à la vision d’une botte de carottes sur l’étal d’un marchand. C’était fin mars 2020. Autour, les gens s’inquiétaient des possibles pénuries à venir.
Les journaux quotidiens ont été triés par thèmes puis teintés au café pour mettre un filtre sur les titres, casser le contraste noir sur blanc, et me rapprocher de l’esthétique des planches botaniques. Au fil de l’actualité, j’ai assemblé ces fonds modestes pour créer du sens et un ancrage à mes structures. En fonction des sujets et de la saison, j’ai choisi les légumes à travailler et les ai montés en cabanes puis les ai photographiés au moyen format argentique. Un processus répétitif, à l’image du temps confiné, avec pour seules variations les mots de l’arrière plan et le caractère propre à chaque cabane.
Le plus souvent, mon processus créatif m’amène à photographier une fois que j’ai déjà élaboré en grande partie le fond et la forme que prendra le travail. Le choix de mes appareils m’invite à certaine lenteur, contrebalancée par la cadence de mes associations d’idées. Sensible à la couleur des sons (synesthésie), travailler en couleur ne me demande pas le même type d’approche que le monochrome. Il y a des couleurs, voire des accords colorés que je ne parviens pas à photographier tant leur dissonance me heurte. Je photographie et donne à voir la musique que je suis capable d’entendre et parfois, je trouve refuge dans le noir et blanc, plus silencieux.
Comment choisissez-vous vos thèmes photographiques ?
Ils s’imposent assez naturellement. Je m’intéresse à la manière dont nous parvenons à surmonter les traumatismes, à transformer le négatif, en positif. En focalisant sur différents types de crises, intime, sociale, environnementale, j’évoque aussi, en filigrane, ma propre histoire. J’adapte mon procédé de prise de vue et de tirage au projet, avec la volonté de donner à mes photographies une forme d’intemporalité. J’aime la porosité entre le passé et le présent, la réalité et la fiction, la photographie et la peinture, la littérature ou les autres arts.
Quelle est votre relation avec la commande photographique ?
J’ai peu d’expérience dans ce domaine mais je m’en rapproche un peu plus chaque jour et j’espère pouvoir compter la commande comme une activité à part entière de ma pratique dans les mois / années à venir. J’aimerais mettre mes idées et mes images au service des marques. Le cadre donné par la commande est un contexte de création stimulant auquel je me sens enfin préparée, une occasion de se dépasser en jouant avec les contraintes.
Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
Alors que la crise sanitaire s’étire dans le temps, je travaille à faire connaître les cabanes de Et la pluie s’arrête au seuil. Par ailleurs, une partie de mon temps est consacrée à un projet de livre pour ma série Sous le vent la terre, autour des répercussions directes et indirectes du changement climatique.
Une partie de mon travail sera prochainement exposée dans un lieu parisien atypique que je dois encore garder secret. Je travaille également en collaboration avec un château à Monts en Touraine, le Domaine de Candé, pour un travail qui s’apparente à une « carte blanche ». L’exposition a été reportée à cause de la crise sanitaire et devrait, j’espère, se tenir en 2022. Enfin, j’entame actuellement la phase prises de vues pour ma prochaine série.
Tiphaine Populu de La Forge est diplômée d’un double cursus en Histoire de l’Art et Lettres Modernes.
Née en 1987 à Blois, dans une famille de photographes, elle étanche très tôt sa soif d’images au dessin, à la sculpture et à l’écriture. Certifiée en Lettres, elle a enseigné la littérature jusqu’en 2015.
Photographe autodidacte, elle approfondit sa pratique photographique notamment auprès de la photographe FLORE lors de workshops.
Son parcours, universitaire, artistique et littéraire nourrit aujourd’hui son approche plasticienne et l’amène à développer une recherche sur la relation de l’image au texte.L’artiste travaille principalement en argentique.